III-07 (25/01/2004) : “Call someplace Paradise…”


“…kiss it goodbye.” Quelle meilleure citation chansonnesque utiliser pour introduire le douloureux sujet de cet épisode de la Chronique de Celeri ? Les Eagles avaient hélas bien raison : c’est au moment où on se rend compte de toute la liberté et la tranquilité offertes d’un endroit que débarquent des gens qui vont précisément tout faire pour qu’elles disparaîssent, ou du moins ne soient pas à votre portée. Et on peut dire qu’en la matière, notre gouvernement promet de faire très fort. Et très mal aussi. Et avec les mains ni sales ni fatiguées. Le nirvana de la droite, en quelque sorte.

A l’origine, une loi. Une loi qui se veut à même de redonner aux français la “confiance en l’économie numérique”. C’est un vaste projet, qui touche plusieurs domaines, comme la téléphonie, les achats en ligne… et l’internet lui-même. On ne se demandera pas pourquoi des lois sur la “bonne morale” du net font partie d’un package économique… On se croirait face à un Service Pack de Microsoft (plein de patchs, avec le même type de contrat de licence et en sachant pertinemment que ça ne marchera pas mieux après), mais passons. Le point qui nous intéresse ici est évidemment les lois à propos de l’internet, et c’est déjà l’objet d’un assez vaste tapage social parmi les internautes : plus liberticide encore que les LSQ d’il y a quatre ans, qui l’eût cru ?

Sans trop entrer dans le détail (de nombreux articles en parlent sur let net et dans la presse), rappelons les trois points principaux de litige. Le premier est la suppression pure et simple du caractère privé des e-mails. C’est un peu comme si votre facteur avait le droit d’ouvrir votre courrier et de regarder son contenu, et sous votre nez s’il en a envie. Ensuite viennent deux règles de filtrage de contenu, qui seraient un peu comme les ministères de l’intérieur et des affaires étrangères, sauf que là tous les intermédiaires des services que vous utilisez ont un droit (et un regard) sur tout ce que vous faites et produisez. En l’occurrence, les hébergeurs de sites web ont obligation de rendre inaccessible toute page dont le contenu serait répréhensible, et ce dans la seconde suivant leur publication ; si une plainte est déposée entre-temps, ils sont passibles d’un an de prison et d’une amende montant jusqu’à 15 000 euros, autant dire une demande de censure au moindre doute. Enfin, nous avons le filtrage aux frontières : tout site au contenu “répréhensible” devra être inaccessible à tout internaute français, à tout instant. Et là, pas besoin d’être grand sorcier pour savoir qu’en plus d’encourager au filtrage arbitraire, les fournisseurs d’accès ne disposent pas des moyens techniques d’assurer une telle directive, le net étant beaucoup trop vaste et changeant beaucoup trop vite pour être suivi de si près et pour plusieurs millions d’internautes.

Les raisons du rejet en masse de cette loi sont nombreux. Tout d’abord, il s’agit ni plus ni moins que d’une vaste censure d’un moyen de communication, cette censure étant confiée à des intermédiaires techniques. L’idée est très probablement de soulager les juges de telles affaires, et sans laisser trop de traces. Avec cette privatisation de la justice, qui reprend un peu l’idée des “citoyens-relais” de Sarkozy, pas besoin d’augmenter le budget de la justice et de former les juges aux nouvelles technologies ! L’arrêt de mort des forums et autres lieux d’échange en temps réel hébergés en France est sur le point d’être signé. Il s’agit d’un précédent encore vu nulle part dans le monde : même la chine n’en a pas fait autant, se contentant d’implémenter le troisième point litigieux de cette loi. Parlez-moi d’exception Française !

Ensuite, que penser des origines de cette loi ? Qu’elle est faite pour nous protéger des pédophiles (ah le joli mot, si facile à brandir dès qu’il s’agit de priver de libertés les internautes) ? C’est ce qu’aimerait faire croire Nicole Fontaine, à l’origine du texte, et sa clique. Hélas pour eux, tout le monde sait qu’à la source se trouve la pression de l’industrie du disque, qui n’en finit plus de refuser de s’adapter à l’évolution du marché (l’exemple du succès de la musique en ligne légale aux USA ne leur suffit donc pas, on se croirait face à un caprice de gosse face à ses devoirs de vacances). Des journalistes ont même révélé que les directeurs des Majors du disque, étaient encore dans le bureau de la ministre quelques heures avant le vote ! Surtout quand on voit que l’échange de fichier illégaux semble être à l’origine de la suppression de la confidentialité du courriel ; ou comment tuer une liberté fondamentale, celle de communiquer de façon rapide et discrète en prétextant quelque chose de complètement faux : cela fait bien longtemps que le mail n’est plus utilisé pour échanger de la musique illégale, les logiciels de Peer-to-Peer font ça bien mieux !

Pour continuer, mentionnons le fait que le “filtrage aux frontières” du net, en plus d’être techniquement irréalisable est une position que tous les pays démocratique ont déjà examinée et directement rejetée. Elle trahit une incapacité de comprendre que l’internet n’est pas qu’un lieu de commerce national, c’est un lieu d’échange mondial et instantané. Bien sûr, ça implique fatalement des dérapages, mais pourquoi chercher à masquer la réalité au public (et, là encore, par l’intermédiaire des services techniques, absolument pas formés à juger le contenu, qu’elle est belle la privatisation à la française) par la censure plutôt que par l’information et la facilitation du pouvoir aux internautes de bonne foi de prévenir les autorités du pays qui héberge le contenu répréhensible ? Comment peut-on obliger ainsi des millions de gens à pratiquer la tactique de l’autruche plutôt que de participer à la construction d’un monde qui risque de finir par les ignorer ?

Enfin, mentionnons la honteuse attitude des médias télévisuels français dans l’histoire : ce scandale a éclaté il y a bien trois semaines, maintenant, et c’est le silence radio… pardon télé. Tout juste en ai-je entendu rapidement parler dans l’émission économique de TF1 à l’heure où tout le monde va se coucher et sur France 5, que presque personne ne regarde. Les tentacules de l’industrie française du disque sont décidément longues et nombreuses ! A la radio, ça va un peu mieux, puisque certaines émissions ont fait état de l’inquiétude des internautes et retransmis les réactions des ministres incriminés et des députés. Cette absence de médiatisation, combinée à l’astucieux couplage de cette loi avec la législation des prix sur la téléphonie mobile, qui ELLE a été largement médiatisée, (et là tout le monde applaudit en coeur), a largement contribué à étouffer la réaction de rejet en masse, qui pourtant a eu lieu. Et aujourd’hui, plus personne ne peut l’ignorer.

C’est d’ailleurs pour cette raison que Nicole Fontaine a rencontré les directeurs des fournisseurs d’accès et hébergeurs français. Mais, après avoir pourtant déclaré à la presse que “La disposition actuelle ne restera très probablement pas en l’état”, elle a refusé de faire évoluer son point de vue. A l’heure où j’écris ces lignes, le vote des sénateurs, dernier barrage avant les décrets, a été repoussé de plusieurs mois après la date prévue en février. Est-ce afin d’attendre que le calme revienne et qu’on puisse tranquillement faire passer ce texte inique ? On n’en serait plus à ça près…

Et bonjour chez vous !