IV-16 (12/06/2005) : Macintel ou le techno-pragmatisme


Ces derniers temps, en politique, le pragmatisme est à la mode. Que l’on parle d’économie, de social ou de relations internationales, c’est presque toujours à lui qu’on fait appel lorsqu’on doit expliquer ses initiatives. Dans le monde de l’entreprise, en revanche, c’est un principe beaucoup plus classique, voire éternel. La chronique d’aujourd’hui va vous en présenter un bel exemple.

La présentation faite par Steve Jobs, le patron d’Apple, lundi dernier en ouverture de son salon annuel consacré aux développeurs, restera dans la mémoire de nombreux adorateurs de la pomme. En effet, c’est sans complexe apparent que le bonhomme a annoncé que l’ensemble de la gamme Macintosh allait progressivement être équipés de processeurs Intel Pentium, détrônant ainsi la vénérable série PowerPC co-développée par IBM (modèle G5) et Motorola (modèle G4 et antérieurs). De fait, depuis toujours, le Mac n’a jamais connu autre chose que du Motorola ou de l’IBM, jamais d’Intel, ces deux mondes étant radicalement incompatibles entre eux. Une des principales différences entre le Mac et le PC, d’ailleurs. Pour illustrer un peu, disons que c’est comme si un constructeur automobile changeait de fournisseur pour les moteurs de toute sa gamme : principes technologiques semblables mais fonctionnement, performances, forme et autres propriétés toutes différentes.

C’est donc un bouleversement technologique très loin d’être anodin, qui relève beaucoup plus de la stratégie que du simple choix. Mais la réaction des internautes lui a donné une autre dimension : celle de l’idéologie. Comment le symbole du “think different” a pu décider d’adopter un élément aussi représentatif du Wintelus Vulgaris ? C’est oublier un peu vite que depuis dix ans maintenant, le Mac s’est progressivement aligné sur les composants matériels du monde PC, parmi lesquels les cartes d’extension, la mémoire vive, les disques durs et lecteurs CD ainsi que la plupart des ports de liaison. Technologiquement, à part le processeur central, plus grand-chose déjà ne distinguait un Mac d’un PC, et c’est la raison pour laquelle certains ont vu dans cette nouvelle une transition plutôt logique.

Mais qu’on se le dise, ce passage à Intel n’est ni dû à un changement de religion chez Apple, ni une volonté délibérée de ressembler à un PC, mais à une simple analyse du contexte du marché. Le G5 d’IBM, introduit en grande pompe voici deux ans, n’a que très peu évolué depuis : montée en fréquence lente, toujours pas de version basse consommation pour portables… Intel, stimulé par sa concurrence avec l’agressif AMD, n’a pas chômé, notamment avec sa technologie Centrino et ses Pentium-M très prometteurs. Or, on peut tout à fait voir le marché des processeurs pour Macintosh comme un monopole : Apple doit faire un choix et s’y tenir en acceptant les caprices du fournisseur. Hélas pour elle, IBM a aujourd’hui des plans d’avenir qui ne la concernent que peu : le géant des puces voit en effet se développer significativement son activité serveurs (faibles volumes mais grosses marges) et exploser celui des consoles de jeux (faibles marges mais gros volumes) : Nintendo, Sony et Microsoft ont tous les trois choisi de s’équiper d’un dérivé de l’architecture PowerPC. Face à de telles promesses, le petit marché du Macintosh devenait dangereusement secondaire. Intel, au contraire, bien qu’en position de maître incontesté sur le marché des puces, a tout à gagner en s’alliant avec une marque aussi prestigieuse et “cool” qu’Apple afin d’augmenter sa production sur un marché quasi-saturé et ainsi satisfaire ses actionnaires, dernièrement un poil déçus au sujet de ses chiffres.

Bien sûr, votre humble chroniqueur est bien incapable de parler au nom de cette société à laquelle il s’intéresse pourtant beaucoup, et ne peut donc parler de ses choix stratégiques qu’au conditionnel. Mais il demeure tout de même une chose qu’on ne peut pas laisser dire : Apple aurait renoncé au Macintosh dans son sens noble du terme, à savoir être une plate-forme informatique alternative au couple PC-Windows crédible. Ineptie. Que tout le monde comprenne une bonne fois que l’âme du Macintosh, c’est son système d’exploitation, Mac OS, et qu’Apple n’y renoncera pour rien au monde. Le processeur sur lequel il tourne n’est là que comme support et, de toute façon, n’intéresse vraiment qu’une petite partie des utilisateurs. Pour revenir à l’analogie automobile, qui se soucie réellement de la marque du moteur de sa voiture ?

Certains remarquent qu’en s’alignant sur les processeurs des PC, Apple se prémunit certes de se retrouver à la traîne, mais par contrecoup elle se prive de la possibilité de prendre de l’avance. Soit. Mais cela est-il négatif en soi ? L’éternelle guerre des performances va quitter le terrain du matériel, dont beaucoup parlent sans presque rien en savoir, à celui du logiciel, nettement plus accessible car c’est tout ce que l’utilisateur peut réellement toucher, donc juger. La guerre de religion stérile du “Ah caca Pentium” contre le “PowerPC beurk” va prendre fin, et elle ne manquera qu’aux seuls fanatiques. Et personne ne pleurera le départ de ceux qui renieront le Macintosh par suite de cette décision purement technique et pragmatique d’Apple.

Le seul danger de cette transition, en réalité, réside dans l’énorme ouverture potentielle qu’elle induit. En effet, une fois les machines modifiées, les logiciels devront être mis à jour pour fonctionner dessus. Les développeurs fourniront-ils l’effort nécessaire ? Apple fournit dès maintenant les outils pour favoriser cette migration, mais un élément risque de les faire réfléchir à deux fois : techniquement, sur ces nouveaux “Macintel”, il sera possible de faire tourner Windows. D’où, question logique : sera-t-il encore raisonnable (comprendre : rentable) de développer spécifiquement pour le Macintosh ? C’est très probablement sur l’identité et l’intérêt de Mac OS qu’Apple aura le plus gros travail de marketing à fournir d’ici le moment fatidique.

Et bonjour chez vous !